Le retour des joies sauvages

[Chaque année, les oies sauvages reviennent, imperturbables aux bruits du monde, fidèles au rendez-vous, joyeuses comme un printemps, gonflées d’espérance, pimpantes comme de jeunes diplômées. Et chaque année je republie le même texte].

Il suffit d’une brise un peu plus chaude, d’un rayon de soleil qui s’attarde sur le balcon. Il suffit de voir la neige sale s’enfuir en glissant vers le caniveau ou d’entendre le cri des tas de bernaches qui traversent le ciel. Il suffit de presque rien pour savoir qu’enfin le temps des joies sauvages est revenu.

Ces petites joies faciles, qu’on avait presque oubliées, elles sont là, à portée de la main, comme une bière qu’on croyait vide alors qu’on vient à peine de nous la servir.
Tout ce qui monte redescend. Et inversement, plus les jours rallongent, plus les jupes raccourcissent. C’est inéluctable, jamais banal. Aussi vrai que la vie nous échappe chaque seconde un peu plus. Aussi vrai que lorsqu’un Dairy Queen ouvre pour la saison d’été, qu’il fasse beau, qu’il fasse froid, qu’il soit midi, qu’il soit minuit, si on passe devant, on va s’arrêter, on va faire la queue et on va déguster un sundae sans saveur en frissonnant de bonheur.

Les joies sauvages s’en vont l’hiver dans le fond des garde-robes. Elles partent pour la grande migration sous les chandails de laine, sous les manteaux doublés, derrière les foulards de cachemire, sous les bonnets de poil. Les joies sauvages passent les six mois de la saison froide emmitouflées de plumes Canada Goose et de poil d’animal qu’on préfère ne pas imaginer dépecés de leur pelage. Elles sont loin des regards et des envies. Elles hibernent en silence derrière les doubles vitrages de leurs nids douillets. Elles n’émergent de la couette que pour plonger dans le polar et se glisser dans le fantex en morvant et en toussant.

Mais dès qu’un rayon de printemps caresse les plumes des joies sauvages en traversant un espace bleu entre les nuages, celles-ci s’éclatent, celles-ci s’ébrouent.
Peu importe si demain on annonce dix centimètres de neige, une vague de froid ou une journée de pluie. Les joies sauvages sont de retour et nous allons en profiter! Comme l’an dernier, le précédent et tous les printemps de la terre.

Texte publié initialement dans le Huffington Post

Photo Michel Bury