Le temps qui passe

PH-NajamLe photographe Stéphane Najman a lancé jeudi dernier son livre Pièces à conviction, un touchant projet sur lequel il travaillait depuis plus de six ans.

Il m’a demandé de lui écrire sa préface. Ça a été pour moi l’occasion de repenser au passé et de passer le temps qui passe en revue. Voici ce que ça a donné. Vous pourrez le lire aussi dans le très beau livre de Stéphane disponible ici 

*****************************
Ça faisait longtemps que Stéphane Najman me parlait de son projet photographique : « Je prends une photo de quelqu’un aujourd’hui qui tient dans les mains une photo de lui ou d’elle dans la vingtaine. » Une image dans l’image. La rencontre du temps qui passe avec le temps qui s’arrête. J’essayais d’imaginer ce que ça donnerait avec moi. Mais je ne me souvenais plus de ce que j’étais ni à quoi je ressemblais à vingt ans.

Quand Stéphane m’a demandé d’écrire la préface de son livre, j’étais fébrile et curieux. Une pré-face, c’est un peu comme la tête qu’on fait avant. Mais peut-on se faire une idée sans vraiment avoir vécu l’expérience ?

Plus qu’un simple portrait pris par un professionnel qui a immortalisé un tas de personnalités et de vedettes, le projet « Pièces à conviction » de Najman est à l’image de son nom d’artiste : Photoman, l’homme photo.

Je m’imaginais dans le studio de Stéphane, tenant dans les mains une photo de moi à l’âge où l’on croit que tout est encore possible. Qu’est-ce qu’on pense à cet instant où le photographe nous fige pour la postérité ? Comment se sent-on quand on assiste à la rencontre de celui qu’on est avec celui qu’on était ? A-t-on des regrets ? Prend-on conscience de la vie qui finit ? A-t-on envie d’exposer ainsi à tout le monde la preuve que nous ne faisons que passer ? Le projet de Najman donne une autre dimension à l’art du portrait : celle du temps.

Stéphane m’a aussi demandé s’il pouvait me photographier. Je n’étais plus celui qui écrivait la préface, j’étais aussi celui qui allait passer dans l’œil du photographe. J’ai commencé à fouiller parmi les rares photos que j’ai de moi dans la vingtaine. C’était avant le numérique, Instagram, les téléphones qui font des photos et les Selfies.
« Pièces à conviction » devient une expérience, un voyage dans les archives de notre vie. Plus j’avançais dans ma recherche de photos et réfléchissais à la démarche de Najman, plus mon idée de préface se transformait en aventure initiatique au cœur de ce que nous sommes vraiment. À chaque âge ses rêves, ses désirs et ses convictions.

Je n’allais plus écrire sur une série de portraits photographiques. J’allais écrire sur la vie.

Au-delà des images de Najman, il y a des témoignages. Chaque prise de vue est une prise de conscience. Il y a de la pudeur et de la retenue dans les portraits de « Pièces à conviction ». Nous avons sous les yeux les preuves irréfutables de la vie qui défile. Entre l’image en papier et les gens, il y a leur histoire.

Ce beau livre vous invite à scruter celle-ci et à deviner, à travers les rides, les sourires, les éclats dans les yeux, les gestes et les postures, les chemins que la vie a pris.

J’ai enfin trouvé quelques photos de moi. Laquelle Stéphane allait-il choisir ? Qu’allait-elle raconter sur celui que j’étais devenu ? C’était à mon tour, maintenant, de me mettre sous les projecteurs du photographe et d’aller à la rencontre de mon passé…

Je me suis retrouvé en tête à tête avec moi sans ride, sans cheveux gris, le menton moins rond, le corps moins lourd. Sur l’image d’autrefois, j’avais l’air raide, lisse, sérieux, timide, tendu. Devant l’appareil de Stéphane, j’ai commencé à réanimer les souvenirs, revivre les instants oubliés. Entre moi et moi, il n’y avait pas de regrets. Que des éclats de vie. Étais-je mieux avant-hier ? Étais-je plus heureux ? Avais-je plus de rêves, plus d’ambition ? Je ne savais pas vraiment quoi dire. Après tout, ce personnage dont je tenais le portrait dans les mains n’existe plus aujourd’hui. Ce jour-là, devant l’objectif du photographe, je me suis senti pourtant bien plus vivant que lorsque j’avais vingt ans, figé sur le papier.

Et puis Stéphane a saisi l’instant.

Sur la photo finale, ce n’est déjà plus moi. C’est moi il y a une semaine qui tient dans les mains la photo d’un autre dont j’ai pris les os, la peau, les organes et les rêves pour devenir celui que je serai à la veille de ma mort.